Homegrown

 

NAPOLEON WASHINGTON

Homegrown

 

NAPOLEON WASHINGTON

©2006 Sepia Prod - Tous droits réservés.

Le souffle hanté

 

Agrandissant la voie de son chemin intérieur, Napoleon Washington revient de New York avec “Homegrown”.

 

Si le blues a un avenir, il se lit entre les sillons de ce disque cru. On y croit. Comme pour ancrer ses racines au plus profond de sa terre natale chaux-de-fonnière, Napoleon Washington sortait en 2002 “Hotel Bravo”.

 

Un disque incantatoire, acoustique où la pureté de son blues augurait d’un univers profond et personnel. “Homegrown” a poussé en 2005 à New York, mêmes racines, même tronc, planté dans un même terreau.

 

Celui d’un blues non pas imitatif, mais se nourrissant du même principe qui a nourri tous les vrais bluesmen depuis qu’une nuit de pleine lune, un guitariste rencontra au travers de ses accords plantés, non pas le diable, mais ses démons les plus profonds. Le blues, pour être vrai, honnête, doit parler de sa propre histoire. Napoleon ne dit que ça, son passage à New York ne fait qu’électrifier son propos, comme à l’époque où les Noirs prirent le train pour Chicago. L’âme reste la même, celle de Napoleon Washington est hantée dans un 21e siècle. On appelle cela le blues contemporain. 

Comment s’est fait le voyage d’ « Hotel Bravo » à « Homegrown »?

«C’est un processus naturel, il n’y a simplement pas eu de congé entre les deux. Mille jours pendant lesquels j’ai travaillé derrière une guitare ou un ordinateur. Ce disque est la suite, et à mesure que la route passe, le paysage change.»

Le passage à New York, c’est une autorisation que vous vous donniez ?

«Oui, les bases étaient posées avec « Hotel Bravo ». En ne trichant pas sur qui j’étais, je me donnais toute liberté de faire autre chose, et puisque c’était possible, cela me galvanisait que d’aller à New York. Je me suis aperçu que j’étais seul à pouvoir décider où je voulais mettre la limite de ce que je m’autorisais ou m’interdisais. J’avais la possibilité d’entendre des choses différentes, d’élargir la route. Je garde mon cap, mais j’ai remarqué qu’il y avait du terrain pour élargir la route… je ne suis pas obligé de suivre un sentier, si je veux rajouter vingt mètres en largeur, je le fais.»

Autant dans « Hotel Bravo » que « Homegrown », l’atmosphère est importante dans vos albums…

«C’est quelque chose dans lequel j’ai mis beaucoup de soins. J’aime le travail de studio, le travail de production, ce moment où tu as une chanson toute nue et que tu réfléchis à ce que tu vas en faire, comment on va la placer dans un univers. Le blues consiste à se mettre à nu, c’est une fenêtre sur ton univers, qui parfois peut être hanté. Hanté de ce que tu ne maîtrises pas et qui peut te faire peur, mais aussi hanté de belles choses ou de belles idées, de beaux souvenirs.
 
Quand tu fais un album, il y a quelque chose qui t’échappe et la couleur générale de l’album, tu la découvres en même temps que tout le monde. Un album a une identité propre, comme un enfant. Il va grandir, et une fois adulte, il aura une personnalité que tu seras obligé d’accepter. Tu façonnes la direction mais au final il faut le laisser partir.»

Comment partez-vous en écriture?

«Les bluesmen que nous considérons aujourd’hui comme les parrains du genre se servaient simplement de la matière première de leur quotidien, et de leurs émotions, pour écrire. Je fais pareil. Je prends de petites réflexions, je prends ma vie à moi, et ça donne des chansons qui sont fatalement les miennes parce que mon quotidien m’appartient. Ce qui m’importe, c’est de comprendre une démarche, plutôt que de tenter d’assimiler ou de m’approprier un contexte qui n’est pas le mien.»

Avez-vous le sentiment que le blues est une musique mal-aimée aujourd’hui ?

«Oui, mais c’est à cause de nous, c’est notre faute. Et les gens n’ont pas entièrement tort dans la mesure où nous les avons abreuvés, moi le premier, de mauvais trucs, mal compris. J’ai fait tellement de concerts qui ont pu casser les pieds aux gens que finalement il ne faut pas s’étonner que l’idée du live soit un peu en perte de vitesse.
 
Ce n’est pas du tout un problème de qualité musicale, de technique; c’est une histoire de compréhension. Dans « Manish Boy » par exemple, Muddy Waters, à plus de 50 ans, annonce qu’il est un homme, et plus un « garçon ». Replacé dans le contexte de la société américaine de l’époque, c’est énorme: un noir pouvait avoir quatre-vingts balais, il restait un « boy ». Qui de nous qui connaissons cette chanson sait vraiment qu’elle parle de cela ?
 
Ce sont des choses qui me touchent profondément, et passer à côté de cela sans le comprendre me rend triste. Mais la reproduction existe beaucoup en musique, les jazzmen qui rejouent des standards, les musiciens classiques qui donnent du Mozart en concert… Je pense qu’on peut bien le faire, je m’en voudrais de tirer des théories.
 
Je pense en outre qu’on peut incarner une chanson, mettre assez de soi dans n’importe quelle musique pour pouvoir l’habiter, pour qu’elle prenne un sens bien au-delà de son ou de ses auteurs originaux. Mon cheval de bataille n’est que celui d’éviter l’imitation. Je ne me vois pas reproduire le son de Chicago, parce que je n’ai pas la possibilité de le faire. Ce n’est pas mon but et je ne m’en donne pas le droit, j’ai l’impression de manquer de respect vis à vis des gens qui m’ont nourri. Je leur dois ce respect et ceci est contradictoire avec l’idée d’imitation dans ma petite échelle de valeur.»

Quel pourrait être selon vous le blues du 21 siècle ?

«Je ne peux me prononcer pour les autres, mais le plus important pour moi, c’est la démarche et non pas le résultat formel. Il se trouve que les ingrédients que j’utilise, la manière d’aborder les sujets, l’instrumentation, ce qui me nourrit vient du blues, mais peu importe finalement. Simplement, je suis convaincu que rejouer pour la énième fois « Hoochie coochie Man » dans les pubs désespérerait Muddy Waters, et que c’est précisément en faisant cela que nous enterrons le blues.
 
Il n’y a pas d’avenir si nous ne nous attachons qu’à une forme qui appartient à l’histoire, si nous tournons en rond. Il y a des choses beaucoup plus profondes et importantes là-dedans qui sont inconciliables avec la notion d’imitation. Il nous reste donc à intégrer une démarche; si nous nous en tenons à cela, nous avons tout pour perpétuer cette musique aussi loin que nous le voudrons. Par définition, il sera toujours possible de proposer un blues contemporain.»
Didier Chammartin
Le Nouvelliste